Compte-rendu du café philo « À LA CONQUÊTE DE LA DÉMESURE »

L’Holocauste

La promotion d’un projet, d’une idéologie, d’une religion, la promotion de toute action d’envergure, la conquête d’une activité, la conquête du pouvoir nécessitent des outils mentaux. Entre le 8ème et le 5ème siècles avant-Jésus-Christ, les Grecs ont inventé ces outils. Ils ont pour noms : kairos et mètis.

Mais en même temps, le génie grec a pensé que la promotion, la conquête d’objectifs tout à fait estimables peuvent se transformer en conquête de la démesure.  L’objectif estimable se transforme en démesure. Une démesure qui peut basculer en folie. Les Grecs ont inventé le mot hubris (ou hibris, hybris).

Kairos, mètis et hubris sont plus connus des politiques, des militaires et des littéraires que des citoyens-lambda.

Commençons par un exemple : le célèbre « Je vous ai compris. » de De Gaulle, à Alger pendant la guerre d’Algérie. Il s’adressait à la foule et voulait transmettre deux messages.

Le premier : il voulait rassurer, d’où faites-moi confiance, je suis capable de régler les problèmes de cette guerre. Il créait les conditions favorables pour arrêter cette guerre. Créer des conditions favorables : nous sommes dans le kairos.

Le deuxième message est infiniment plus subtil. Ceux qui croyaient en l’Algérie française ont cru que De Gaulle était pour l’Algérie française. Ceux qui voulaient l’indépendance ont cru que De Gaulle était pour l’indépendance. Le « Je vous ai compris. » était une ruse politique qui donnait du temps au Général de choisir une stratégie. Nous sommes dans la mètis.

Que voulait De Gaulle ? Il voulait  grâce à sa maîtrise du kairos et de la mètis éviter les excès, les démesures, les fanatismes etc. Il voulait éviter une évolution vers l’hubris.

Le projet Manhattan des  bombes atomiques d’Hiroshima  et de Nagasaki est un hubris. Einstein sollicité a refusé de rentrer dans cet hubris, Robert Oppenheimer a accepté. 

Le KAIROS

Cinq  siècles avant Jésus-Christ, les Grecs appelaient le « kairos », la capacité à saisir l’opportunité, l’occasion favorable. Dans une bataille, dans une guerre cette capacité est considérée comme la plus grande vertu militaire (enseignée à l’École de guerre, le génie de Napoléon).

Des militaires disent qu’il faut : « capturer l’opportunité, l’occasion ». Le verbe capturer est beaucoup plus fort que le verbe saisir.

Malheureusement,  la vie nous  apprend que chaque fois que nous voulons entreprendre, promouvoir, conquérir, ce n’est jamais le bon moment ni la bonne occasion.

Pour pallier à cet obstacle, les Grecs ont greffé une dynamique pour créer le moment,  l’occasion favorable.

Les militaires, les architectes, les ingénieurs utilisent l’expression préparer le terrain.

Les politiques, les PDG consultent leurs communicants pour préparer le terrain !

Les pauvres mortels, dont je suis, cherchent à préparer les esprits de leurs proches par de longues explications souvent maladroites.

On distingue deux niveaux du kairos : saisir l’opportunité, l’occasion 1er niveau et créer les opportunités, les conditions favorables 2ème niveau. Napoléon avait le don du kairos. Le discours de De Gaulle relevait du 2ème niveau.

J’aime beaucoup cette réflexion de Sylvain Tesson : « Pourvu de kairos, on serait en mesure de pièger l’occurrence. » Pièger est plus fort que saisir et capturer. Piéger annonce la mètis.

Hélas tempête notre bienaimé philosophe Jankélévitch : « Il n’y a pas de règles pour saisir cette minute…la capture de l’occasion échappe à tout réglage. » Le philosophe a choisi le verbe des militaires : capturer.

Appréciez ce rebond de Sylvain Tesson : « Il n’y a pas de mode d’emploi de la vie qui, pourtant, est « l’Occasion de toutes les occasions. »

La MÈTIS

Je prends la définition de Jean-Pierre Vernant ex-professeur au Collège de France : « Quand on parle de mètis, on pense aussitôt à Ulysse qui est précisément le héros de la mètis, de la ruse, de la capacité de trouver des issues à l’inextricable, de mentir, de rouler les gens, de leur raconter des balivernes et de se tirer d’affaires au mieux. »

Je trouve cette définition un peu rude. Par ailleurs,  toujours de Jean-Pierre Vernant, on a cette autre approche de la mètis : « cette forme d’intelligence qui sait combiner à l’avance toutes sortes de procédures pour tromper la personne qu’on a en face de soi. » Je préfère cette formulation qui est une ruse-intelligente, le verbe combiner rend compte des calculs que prend cette ruse.

De toutes mes lectures, je conclurais en disant que la mètis est un mariage heureux de la ruse et de l’intelligence. Le « Je vous ai compris. » de De Gaulle est une ruse-intelligente parce que calculée dans le cadre d’une stratégie qu’il n’a pas encore définie.

Vous l’avez compris : le kairos et la mètis interagissent pour le meilleur et pour le pire.

L’HUBRIS

Voilà un mot qui me touche beaucoup, qui m’angoisse. Il est porteur d’orgueil, de démesure, de violence, de ferment de barbarie et il peut basculer dans la folie.

Le kairos et la mètis nous propulsent dans l’hubris.

Il y a un malentendu sur l’hubris. Dans le contexte de promotion et de conquête que nous avons défini, il faut contrer les opposants, contrer les concurrents et pour cela il faut de l’audace, il faut être dans la performance. 

La frontière performance – démesure est souvent floue. Pour l’emporter, pour gagner il faut de l’hubris – où s’arrêter quand on est entre performance et démesure ?

L’éducation occidentale, l’éducation que nous avons reçue nous poussait  à nous dépasser ! Mais : se dépasser dans quelle mesure ? pas dans quelle démesure !!!

Je retiens la définition de Luc Ferry : il reconnaît que l’être humain a la capacité « de pécher par démesure, par orgueil et par arrogance – par hubris comme disaient les Grecs. »

L’orgueil pousse à la démesure et la démesure à l’arrogance.

L’hubris guette les conquérants, les audacieux, les passionnés, les ambitieux, ceux qui osent entreprendre.  Cela fait beaucoup de monde !

On peut avoir le sens de l’opportunité (le kairos) sans avoir le sens de la mesure. C’est exactement la critique des Japonais envers Carlos Ghosn ex-patron de Renault-Nissan. Carlos Ghosn a été génial dans le kairos et la mètis et s’est détruit dans l’hubris. Les Japonais n’ont pas accepté ses démesures.

Le génie des Grecs est qu’ils ont très vite perçu que l’homme ne contrôlant plus sa démesure pouvait basculer dans la folie. Ulysse ne basculera jamais dans la folie. Hitler si.

L’hubris est ce chemin de passage pervers de la démesure à la folie.

L’HOLOCAUSTE

Le kairos et la mètis d’Hitler sont des réussites extraordinaires, exceptionnelles. Pour être bref, je ne donne que quelques repères pour illustrer mon propos. Je vais être très réducteur.

Pour le KAIROS :

Hitler sait saisir l’opportunité de la crise économique mondiale de 1929-1930.

Il crée les conditions favorables à son accession au pouvoir : son livre Mein Kampf qui développe son antisémitisme et son racisme (1924), l’incendie du Reichstag (1933), la Nuit des longs couteaux (1934), les accords avec les grands patrons de l’industrie et les banques etc. 

Pour la MÈTIS :

Le lyrisme démagogique de ses discours, ses mensonges ont asservi le peuple allemand. Ses ruses ont trompé non seulement les Allemands mais les chefs d’États européens (pour les accords de Munich de 1938, Hitler a dupé tout le monde, sauf Daladier et Churchill).   

Pour l’HUBRIS

La première phase de l’hubris –  la démesure : le 1er septembre 1939 Hitler déclenche la Seconde guerre mondiale.

Les premières victoires militaires fulgurantes lui donnent une puissance inouïe et surtout amplifient ses obsessions, ses fantasmes, sa haine pour les Juifs.

1942, la situation lui est favorable et là, la bascule se produit. Nous entrons dans la deuxième phase de l’hubris : la folie.

C’est au cours de la triste, très triste Conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 que l’idée folle de l’éradication de la race juive se transforme officiellement en ce  monstrueux plan d’extermination industrielle du peuple juif.

Le génie de l’hubris d’Hitler tient dans ces deux mots : extermination industrielle. Elle a pour enseigne : LA SOLUTION FINALE. Nous sommes dans la démence.

C’est la Shoah (mot hébreu signifiant catastrophe).

C’est l’horreur des chambres à gaz, c’est l’horreur des fours crématoires, ce sont entre 5 et 6 millions d’êtres humains qui ont été tués, assassinés parce qu’ils étaient juifs.

Avec Hitler, kairos, mètis et hubris ont fonctionné à plein jusqu’à la folie.

Shoah, mot hébreu (catastrophe) et hubris, mot grec (démesure) appartiennent à la même famille de synonymes. Un chef d’État européen a dit : Le Hamas continue la Shoah commencée par Hitler.

Je termine avec l’actualité, avec le aujourd’hui : ce sont des constats et non des diagnostics.

Après l’échec de l’humanisme, le transhumanisme est la porte d’entrée d’un nouvel hubris ? Son pape s’appelle Elon Musc.

L’ensauvagement actuel est le kairos de la nouvelle civilisation en train de naître.

Une partie importante de la planète est dans l’hubris avec Poutine, Erdõgan, Bachar el Assad, les ayatollahs d’Iran et d’autres pays, le Hamas, Netanyahou, les talibans, des chefs d’État africain et d’autres.

La Chine, le Pakistan, l’Inde, des états africains sont au seuil de l’hubris.

Aujourd’hui, notre  siècle est dans la conquête de la démesure.

Janvier 2024    Henry Bontoux

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