Compte-rendu du Café Philo « L’humour »

Échos du café philo du 19 mars 2024

L’humour

Pour commencer la réflexion, l’on pourrait faire référence à deux expressions courantes qui révèlent deux caractéristiques de l’humour :

«avoir de l’humour » : c’est avoir une forme d’esprit qui est sensible aux aspects insolites, absurdes, drôles, de l’existence, qui peuvent prêter à rire ou sourire. Au contraire, celui qui n’a pas d’humour n’apprécie pas les plaisanteries et veut toujours rester sérieux. Il ne relativise jamais, ne prend pas les choses avec légèreté, ne soupçonne pas les sous-entendus.L’humour s’opposerait donc au sérieux.Mais que vaut cette opposition ? Alphonse Allais ne disait-il pas : « Les gens qui ne rient jamais ne sont pas sérieux. »

– « faire de l’humour » : cela consiste à faire rire ou sourire.L’humour se rapprocheraitainsi du comiquequi provoque le (sou)rire (volontairement ou involontairement d’ailleurs) non seulement par une certaine utilisation du langage (histoires, répliques, jeux de mots, devinettes, contrepèteries,…) mais aussi par des moyens beaucoup plus variés qui jouent sur les gestes, les mimiques, les grimaces, la situation (quiproquos), la répétition, les façons de se comporter, les traits de caractère, les particularités physiques,…On pourraitdonc distinguer un comique langagierd’un comique visuel beaucoup plus large, incluant par exemple lescaricatures et les dessins humoristiqueset s’interroger sur leurs forces et faiblesses respectives.

Quel est l’élément fondamental qui nous fait (sou)rire ?

S’il cherche à faire rire, c’est donc que l’humour est la mise en scène d’une surprise, d’un inattendu, d’un hiatus (puisque c’est ce qui caractérise le rire selon Bergson : « du mécanique plaqué sur du vivant ». On rit d’un processus qui échoue, de la rencontre catastrophique de deux ordres de réalité; on rit de l’incongru, de ce qui arrive alors qu’on ne s’y attendait pas ou qui est un ratage (cf les innombrables vidéogags diffusés à la télévision) . Or il y a plusieurs manières de mettre en scène ce hiatus :

1) ce qui est dit (ou montré) ne correspond pas à la situation réelle de celui qui le dit (ou qui est représenté). Par exemple, le condamné à mort s’avançant vers l’échafaud alors que le soleil se lève dans un ciel sans nuages et qui s’exclame : « Voilà une belle journée qui commence ! » ou encore Mata-Hari devant le peloton d’exécution :  « C’est bien la première fois qu’on m’aura pour douze balles ! »)

2) ce qui est dit(ou représenté) met en évidence (ou sous-entend) un hiatus entre ceux dont on parle et ce que l’on attend d’eux. On insiste alors sur les failles, les échecs, les traits de caractère qui deviennent risibles (les blagues au sujet des Belges qui ne font pas de ski nautique parce que, disent-ils, il n’y a pas de lac en pente chez eux, ou la réplique de l’abbé Mugnier a une pénitente qui lui demandait si elle commettait un péché en s’estimant belle : « Non, Madame, c’est une erreur. ») Dans ce cas, faire de l’humour, c’est se moquer, comme l’affirme Hobbes. L’humour serait donc fondamentalement lié à la moquerie dans laquelle on va montrer les défauts de l’autre, les situations où il échoue. Ce qui est risible dans l’humain, c’est l’échec d’une prétention et tout ce qui est contraire à un idéal de perfection humaine (par exemple les fonctions grossières de notre nature dans les plaisanteries scatologiques ou simplement grivoises, ou encore toutes les formes de faiblesse de l’esprit). Il faut noter que l’idéal de perfection humaine varie selon les cultures, ce qui explique que tous les peuples ne rient pas des mêmes choses et qu’il y a des formes particulières d’humour selon les sociétés. Si l’humour est moquerie, Il y aurait une méchanceté du rire : on prend du plaisir au spectacle du mal mérité (plus ou moins important) que subit autrui, qu’il soit ou non de notre fait. Le mal non mérité éveillerait plutôt notre compassion. C’est toujours aux dépens d’autrui que l’on ferait de l’humour, éprouvant ainsi une joie mauvaise, joie parce que l’on se sent supérieur à celui dont on se moque, mauvaise parce que l’on a conscience de mal agir.

Plusieurs questions se posent alors : si l’humour est blessant, porte-t-il atteinte définitivement à celui qui en est la cible ? Les mots, comme le ridicule, peuvent-ils tuer par eux-mêmes ? Et qu’en est-il de l’autodérision par laquelle on se moque de ses failles et faiblesses (ainsi le serveur qui répond au client lui demandant un conseil sur le menu : « Je vous recommande le restaurant d’ en face ! »). Se moquer de soi, c’est empêcher les autres d’avoir plaisir à le faire et, loin de se rabaisser, montrer sa supériorité.

3) le décalage peut enfin consister en ce que ce qui est dit ne correspond pas aux normes et fonctions du discours. La parole humoristique parfois ne veut rien dire; elle ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même; elle ne porte pas de message; elle n’évite pas l’incohérent et l’absurde; elle joue sur les mots; elle vise les associations improbables et cocasses. C’est à l’intérieur du discours que se trouve le hiatus; on (sou)rit de cette absence de sens (alors que toute parole devrait en avoir) ou de l’interprétation de cette absence apparente. Ne rester que le plaisir de raconter ou de faire un bon:mot.

Ainsi en est-il de ces devinettes :

– quelle différence y a-t-il entre un lapin et une bouteille en plastique ? Aucune : tous les deux sont en plastique, sauf le lapin

pourquoi les livres ont-ils toujours chaud ? Parce qu’ils ont une couverture.

qu’est-ce qu’un canif ? Un petit fien.

– Jules et son chat sont dans une barque. Le chat lâche un gaz malodorant. La barque se renverse et ils disparaissent tous les deux. Quelle est la race du chat ? C’est un pékinois (pet qui noie)

connais-tu l’histoire de la chaise ? Elle est pliante.

Autres exemples :

– Descartes entre dans un café. La serveuse lui demande : « Vous prendrez bien un chocolat chaud, monsieur Descartes ? ». Il répond : « Je ne pense pas » et il disparaît.

– on demande à un logicien : « votre bébé qui vient de naître est un garçon ou une fille ? « C’est exact ! » répond-il.

Quelles sont les fonctions de l’humour ?

L’humour a une fonction récréative. Il apporte une détente, à la manière dont le conçoit Freud (l’humour permet la décharge d’une tension par la sublimation des pulsions érotiques ou agressives) ou à la manière dont le conçoit Aristote (l’amusement provoqué par la parole humoristique permet un repos de l’âme). C’est, comme on l’a vu, le plaisir de raconter une histoire, sans référence à une réalité précise, en mettant en scène une surprise, un décalage, une incongruité. C’est aussi, de façon plus contestable, l’attitude du bouffon qui cherche la blague à tout prix, qui ne prend rien au sérieux, ce qui conduit à une vie superficielle et inconsistante qui ne s’attaque pas aux causes du mal-être; on en reste à la séduction : plaire et faire (sou)rire sans aller plus loin dans l’analyse. On ne peut pas toujours être en récréation.

L’humour renforce le moi, le libère d’un excès de contrainte, le soulage et le protège. Faire de l’humour, avoir de l’humour, c’est s’affirmer par rapport à la réalité et aux autres qui peuvent être blessants. Pour Nietzsche, « l’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire. L’animal le plus malheureux et le plus mélancolique est comme de bien entendu le plus allègre… Hommes supérieurs, apprenez donc à rire… Il faut danser sur les tristesses comme sur les prairies. » Le rire est une guerre, une victoire, une plaisante manière d’assumer sa finitude. Cas de l’humour noir.

En relativisant les valeurs, ce à quoi l’on est attaché, ce à quoi l’on adhère, l’humour invite à élargir son point de vue. Par les paradoxes qu’il met en  avant et qui incitent à la problématisation, il constitue un bon point de départ pour la réflexion philosophique. Mais il existe un double risque : celui de perdre tout repère (puisque tout est relativisé), ou au contraire celui de faire de l’humour une nouvelle norme (en toute circonstance, il faut être « cool »). Nous vivons, selon Gilles Lipovetsky, dans une société humoristique, en ce sens que l’humour envahit de nombreux domaines de la vie sociale : il faut mettre une touche d’humour partout, dans la publicité, dans les slogans syndicaux, dans les titres des journaux, dans les émissions audiovisuelles et même les œuvres d’art.

L’humour peut apaiser les rapports sociaux et interpersonnels en créant de la convivialité, voire de la complicité, mais ce peut être au détriment d’autrui, moqué ou ne comprenant pas

Peut-on rire de tout ?

1) Paradoxalement, la société humoristique, celle où tout est prétexte à rire éteint le rire. En effet, le rire naît d’une transgression et, s’il n’y a plus de règles, il n’y a plus de transgression possible . On va alors vers une société tolérante mais narcissique, sans exubérance, sans véritable rire, mais saturée de signes humoristiques. A l’opposé de ceux pour lesquels il y a du sérieux dans l’existence, à l’opposé du grincheux qui ne s’autorise pas, qui n’autorise pas à rire de ce qui est important, sacré qu’on doit absolument respecter. On ne peut pas tourner en dérision le malheur d’autrui, l’innocence de l’enfant, la Shoah, Dieu. Tout ce qui atteint ou défigure l’homme doit être combattu et non moqué.Le rire risque toujours d’être blasphématoire. Mais trier ce dont on ne peut pas rire éteint le rire, ce serait porter atteinte à la liberté de l’esprit. L’humour risque de disparaître si on lui donne des limites tout comme il risque de disparaître s’il n’y a pas de limite (comment faire un pas de côté s’il n’y a pas de bords au chemin ? Comment aller en récréation s’il n’y a pas eu d’heures de cours?)

2) L’humour comme « petite vertu » : pour Aristote, la vertu est une disposition constante à accomplir une sorte déterminée d’actes moraux. Il la comprend comme un juste milieu entre deux extrêmes. Ainsi l’humour serait-il un juste milieu entre l’attitude du bouffon et celle du grincheux et donc un fragile équilibre des « humeurs » : ni trop (on ne rit pas de tout), ni trop peu (on ne rit pas du tout). On ne doit pas interdire ou limiter l’humour (ce serait renoncer à la pensée qui ne peut être que libre), mais il faut tenir compte du fait que tous ne sont pas moralement et intellectuellement libres, afin de préserver la paix civile et sa propre tranquillité, ce que disait l’humoriste Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde. » Le trait d’humour est une manifestation de la liberté et donc de ce fait, un appel à la responsabilité, ce que dit à sa manière un autre humoriste, François Morel : « On peut rire de tout, mais on n’est pas obligé »

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